C’est un printemps arabe des plus chaleureux, faste et radieux, qui se poursuit pour nous en Jordanie alors que nous mettons le cap vers le sud et la mer Rouge, pédalant du coup d’une mer à l’autre! Mais avant de gagner le golfe d’Aqaba et y tremper nos os, encore fallait-il nous hisser hors de la faille géologique où nous nous trouvions et franchir quelques oueds, cités perdues et déserts…des trésors de ce royaume!
Le plein en énergie, électrolytes et sels minéraux effectué au luxueux Dead Sea Spa Hotel, station inusitée pour les deux routards que nous sommes, poursuivons en compagnie de la mer Morte par-delà ses dépôts de phosphates, potasse et salines jusqu’au bled à vocation agricole de Fifa. Croisons de nombreux oueds aux parois rocheuses encaissées et bariolées de toutes les nuances de rouge. Ces lits de rivières du désert sont tous secs, leur précieuse eau évaporée ou détournée en amont, sauf le fameux Wadi Mujib, qu’on surnomme le « Grand Canyon du Moyen-Orient ». Véritable labyrinthe de brèches grugeant le plateau transjordanien, un escarpement de quelque 1300 mètres ici, sa partie occidentale fait l’objet de l’une des réserves naturelles de la Société Royale pour la Conservation de la Nature (RSCN). Franchissons le pont qui l’enjambe et demandons aux policiers du poste de contrôle routier adjacent si nous pouvons camper derrière leurs installations pour la nuit. Permission accordée! Profitons de ce tremplin privilégié pour retourner à l’entrée de la gorge vertigineuse et patauger dans ses piscines émeraude…
À l’approche de Mazra’a, nous goûtons dans la bouche la fine poussière blanche qui s’échappe des camions qui viennent quérir phosphates et potasse dans les silos de l’Arab Potash Co. Du centre industriel en bord de mer Morte, une route prend l’escarpement du plateau transjordanien d’assaut et conduit vers la route du Roi et la ville de Karak avec son château fortifié construit par les Croisés. À peine un kilomètre chemin faisant, à Bab adh-Draah, des ruines millénaires représentent les plus sérieuses candidates au titre de vestiges de l’ancienne Sodome. Avec Gomorrhe, Admah et Zéboïm, c’est l’une des « villes de la plaine » anéanties par décret divin et les feux du ciel selon l’Ancien Testament. Nous maintenons plutôt notre cap vers le sud, prenant une pause au musée du point le plus bas sur Terre alias le musée de la caverne de Loth, juste en dessous de la grotte où ce neveu d’Abraham se serait réfugié avec ses deux filles. Prévenu par deux anges de la calamité qui allait s’abattre sur ces villes aux mœurs dépravées—le principal péché de leurs habitants consistait à ne pas traiter correctement les étrangers, transgresser la valeur sacro-sainte d’hospitalité!—, le patriarche et sa famille se seraient enfuis de Sodome. Sa femme, désobéissant aux consignes des anges en regardant derrière elle sa ville en train de se faire détruire par le soufre et les flammes du courroux démiurgique, éprouvant compassion et remords, aurait été métamorphosée en stalagmite de sel…quoi d’autre? L’histoire ne s’arrête pas là et se poursuit en mettant en scène les filles de Loth qui, réalisant que leur père était le seul mâle reproducteur disponible des mondes à la ronde, ont entrepris de le saouler et séduire afin qu’il les mette toutes deux enceintes sans qu’il s’en rende compte! La stratégie fonctionne et auraient ainsi vu le jour Moab et Ben-Ammi, à la tête des tribus sémitiques des Moabites et Ammonites. Bref, une pause au musée du point le plus bas sur Terre! 😉
Mieux renseignés au sujet de la géologie et de l’histoire du point le plus bas sur Terre, dont l’arrivée de la canne à sucre ici, originaire du sud-est asiatique, sa culture et le développement du raffinage à des époques immémoriales, nous contournons la petite ville de Safi, l’ancienne Tsoar de la Bible, la seule des 5 « villes de la plaine » a avoir été épargnée par le feu et le soufre divins. Aujourd’hui, c’est la capitale de la potasse en Jordanie. Le soleil caresse les monts de Cisjordanie, dans la Palestine dite occupée, à l’ouest, et nous cherchons un endroit où poser la tente parmi les lopins cultivés. Parcourant une piste parallèle à la route principale, nous nous rendons compte que les fermiers besognent au remplissage de leur réserves d’eau, veillant à côté de leurs pompes pour les renflouer en carburant. Ça fait pas mal de yeux qui voient passer ces vagabonds louches! Bifurquant sur une perpendiculaire pour revenir sur la grand’route, nous tombons sur un trio de frangins hirsutes qui nous invitent illico à nous installer dans la case des employés affectés aux récoltes, présentement de retour à la maison, en Égypte. Originaires du Baloutchistan, au Pakistan, les frères agriculteurs sont nés ici, en Jordanie. « Vous parlez arabe ou ourdu? » Malheureusement ni l’une ni l’autre de ces langues. S’ensuivent quand même de joyeux et maladroits échanges, un peu en anglais et arabe mais surtout des performances théâtrales de brousse, simiesques au mieux, qui nous voient sympathiser voire fraterniser tout en assimilant maintes notions et informations. Le cube de ciment est équipé d’électricité et nos hôtes nous divertissent tard en soirée. On revient avec du renfort la nuit passée, un quatrième frère et des rejetons, puis nous remet à la Route, la tête et le cœur légers…
Nous délaissons les abysses du rift jordanien à Fifa, où la nationale 65 continue vers la mer Rouge et Aqaba via le désertique Wadi Araba, 220 kilomètres plus au sud, et effectuons un virage à 90 degrés vers l’est pour entreprendre l’ascension jusqu’à la route du Roi, le plateau transjordanien et le bourg de Tafileh. La route gravit avec allégresse les oueds et arêtes de cet abrupt ravin, bondit de 1500 mètres en une vingtaine de bornes. Souquons ferme et une bonne proportion des usagers de la route, Bédouins dans leur pick-up Toyota Hilux blancs, leurs nouveaux chameaux, et Fellahs aux camions chargés de tomates ou melons, arrêtent pour nous offrir d’embarquer ou nous inviter à nous servir à même leurs cargaisons. Vers les 600-700 mètres au-dessus du niveau de la mer, les représentants d’une autre espèce s’intéressent à nos déplacements : une meute d’au moins 60 chiens sauvages! Un record pour nous! Il en sort de partout, des molosses, chiennes aux tétines qui pendouillent et des chiots hébétés. Nous croyons halluciner mais les aboiements tonitruants nous ramènent vite à la réalité. Nous démontons, nous regroupons et marchons, pierres et tube-lanceur de cartouches anti-ours en main, pour franchir cette zone de turbulences. Heureusement qu’ils sont aussi effrayés que nous, ne s’approchent guère plus d’un mètre et battent en retraite dès que nous feignons leur lancer un projectile. Témoins de la scène, un couple en voiture nous escorte. Nous les remercions quand ils nous annoncent que nous en avons terminé avec les toutous. Grimpons une couple de kilomètres supplémentaires et érigeons nos quartiers pour la nuit en marge de la route, à l’abri des regards et des phares et…assez loin de Jappeville!
Il pleut toute la nuit et nous nous réveillons à l’orée d’une petite mare de purée rouge, la tente montée sur une mince couche de terreau du fameux Croissant fertile! Faisons la grasse matinée en attendant une éclaircie pour tout démonter et nous remettre sur la route. Pendant que nous nous exécutons, contemplons un spectacle atmosphérique aux multiples effets spéciaux : nuages indigo qui peinent à s’ancrer dans le fond du rift, quelques centaines de mètres sous le niveau de la mer, et les quelques rayons du soleil qui parviennent à allumer les salines qui colorent la croûte terrestre au sud de la mer Morte. Nous nous délestons de boue sitôt de retour sur l’asphalte, les cales de nos sandales Shimano bourrées de cette infâme plasticine, et poussons vers la route du Roi. Des averses de grêle des plus violentes s’abattent dès que nous gagnons les abords du plateau transjordanien, jonchés de quelques bâtiments. Nous nous réfugions dans un abri-bus en béton qui se matérialise au bon moment!
De retour sur la route du Roi, évoluons vers le sud à nouveau, et nous hissons vers le segment le plus élevé du réseau routier jordanien: des montagnes russes qu oscillent entre les 1200 et 1700 mètres, s’étirent sur une centaine de bornes et ondulent le long de l’escarpement qui domine les oueds et vastes canyons plongeant vers l’abîme. Le mercure n’atteint pas plus que les 5-6 degrés et le brouillard dense inquiète. Une voiture apparaît, nous dépasse et se gare devant nous : « Bienvenue en Jordanie! Avez-vous besoin d’aide? Un endroit où loger? Il neige présentement sur les sommets vers Dana… » nous propose et informe dans un anglais impeccable l’homme au volant du VUS. « Un endroit où loger? Ouais, ça nous intéresse… » Venions juste de croiser une voiture au toit couvert de neige. « Nous vous attendons quelques kilomètres plus loin, au village d’Ain ar-Bayda, devant la grande mosquée. » C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans une immense villa privée qu’on utilise pour les mariages, funérailles, conférences et autres rassemblements d’envergure! Qais, haut-fonctionnaire du gouvernement à la retraite, habite Amman et venait passer quelques jours au domaine familial. C’est là qu’il nous convie à un dîner avant de nous installer dans « nos appartements ». L’occasion d’une conversation des plus éclairantes avec ce Jordanien à la croisée des chemins, songeant à s’établir à Dubai ou retourner aux États-Unis, à Chicago où il a complété des études universitaires. « Faites comme chez-vous, vous pouvez restez ici tant que vous voulez! » nous annonce-t-il en nous remettant les clés de la villa et une bouteille de vin de la Terre Sainte, un Mont Nebo Chenin blanc-Roussane 2011…
Nous faussons compagnie à la route du Roi une quinzaine de kilomètres au sud de Shawbak, site des ruines du krak de Montréal, cette forteresse érigée par les Croisés au début du 12ième siècle, pour emprunter la route secondaire qui conduit vers la porte arrière de la fameuse Pétra, cité antique magique et plus importante attraction touristique de Jordanie. Suivant une descente et chute de 500 mètres, nous faisons escale à Baydha et la « Petite Pétra ». L’entrée au site est gratuite et flânons dans le canyon de grès aux temples et tombes sculptés par les Nabatéens. Ce peuple aux origines toujours obscures—une hypothèse évoque un cas de sédentarisation magistrale pour une tribu de nomades du désert d’Arabie, des Bédouins…—contrôlait les routes commerciales de la région et a bâti ses fortune et puissance sur l’encens et la résine de myrrhe, produits dans l’actuel Yémen et prisés des Égyptiens, Grecs et Romains, tout comme le bitume provenant de la mer Morte. Nous remontons en selle et relions la dizaine de bornes qui nous séparent encore de Wadi Musa, le centre d’accueil et services à l’orée de Pétra, via Umm Sayhoun, le village abritant les membres de la tribu des nomades Bedul qui occupaient Pétra avant l’arrivée du tourisme de masse dans les années 1980 et l’établissement du parc national archéologique en 1993. Démotivés par l’accueil plutôt fruste à notre passage d’Umm Sayhoun, les offres insistantes des tenanciers de Wadi Musa—quoique nous comprenons bien que les temps sont durs pour l’industrie touristique jordanienne avec l’insécurité qui règne partout ailleurs au Moyen-Orient et entraîne une réduction importante du nombre de visiteurs ici…—et les pentes excessives de ses rues, bref, au terme d’une journée “ordinaire” comportant son lot de frustrations, nous avons opté de poursuivre notre route et remettre à un autre voyage ou une autre vie notre visite de la fabuleuse capitale troglodytique des Nabatéens.
Ce circuit d’une mer à l’autre passe aussi par le désert quand la route du Roi descend de son piédestal à plus de 1700 mètres d’altitude et rejoint la nationale 15, la route du…Désert, pour poursuivre la dégringolade. Une quarantaine de bornes plus bas, une p’tite route mène chez les Bédouins des villages de Diseh et Rum. C’est de celui-ci que nous nous élançons vers Aqaba et la mer Rouge en empruntant la piste sablonneuse de la réserve protégée de Wadi Rum, en une finale symphonique d’un printemps arabe des plus chaleureux!
Mais avant de traverser en Égypte, un peu comme la femme de Loth, épris de remords, nous laissons nos Trolls au Bedouin Garden Village, notre repère en bord de mer Rouge, et retournons en bus à Wadi Musa, un aller-retour de 3 jours pour aller faire nos dévotions parmi les ruines de la capitale des Nabatéens, Pétra…wow!
Que d,émotions, nous avons l,impression d,être là avec ces descriptions incroyables. Merci , bonne route.