Depuis notre entrée en Égypte il y a presque un mois, plusieurs choses se sont passées, et pourtant, nous avons l’impression d’avoir peu accompli, fait du sur-place : avancer et stagner en mer Rouge! Mais nous ne nous alarmons pas. Il arrive souvent lors de longs voyages—et il est même souhaitable—que des périodes d’ajustement, adapation, assimilation ou simplement repos viennent changer le rythme, enrayer la routine…stagner un peu pour mieux avancer!
Afin de franchir le golfe d’Aqaba et passer de la Jordanie à l’Égypte, puisqu’en faire le tour par Israël nous mettrait des bâtons dans les roues pour l’obtention de visas de certains pays visés par notre enquête « pédalée », il faut s’embarquer à minuit pour une traversée qui dure à peine 3 heures! Le navire de l’Arab Bridge est bondé de camionneurs qui évitent aussi ce passage par l’État hébreu, des travailleurs migrants et autres voyageurs de la région. Nous sommes les deux seuls Occidentaux à bord et un officier de la police de tourisme d’Égypte, en uniforme immaculé, vient nous cueillir à l’arrivée tandis que règne le chaos sur le bateau : la redistribution des passeports de tous les autres passagers, qui n’ont pas besoin de visa, est compromise et retardée par l’oubli de l’estampe d’entrée! Dans un enchaînement de scènes et tableaux des plus surréalistes, nous suivons l’officier dans l’immense terminal désert, procédant à chaque étape de notre entrée en Égypte avec un service ultra-personnalisé. Il a même fallu appeler au téléphone le commis de la banque du terminal, puis l’attendre, pour effectuer l’achat de nos visas. Sympathique, notre officier, qui est en devoir toute la nuit, nous accorde le privilège de camper à l’intérieur du terminal, monter notre Hubba Hubba dans un coin sombre et infesté de maringouins. Nous nous assoupissons au moment où commence à se faire entendre le brouhaha du débarquement : porteurs et chauffeurs de taxi qui offrent leurs services aux premiers passagers à sortir du terminal. Il est 3h30. « Welcome to Egypt! »
Diaporama Ferme Biologique Habiba
(pause en plaçant la souris au-dessus des images)
Réveillés par les passagers de la prochaine traversée vers la Jordanie qui commencent à bien emplir la salle d’attente juste à côté de notre “camp”, nous plions bagages et remontons sur une dizaine de bornes le littoral jonché de complexes récréotouristiques inachevés ou fermés. Nuweiba occupe l’une des rares plaines de la péninsule du Sinaï qu’on trouve le long de la côte du golfe d’Aqaba. Florissant sous l’occupation israélienne avec nombreux kibboutz puis convertie en station balnéaire par l’Égypte dans les années 80, Nuweiba souffre de l’effondrement de l’industrie du tourisme suite aux soulèvements de 2011 dans nombre de pays du monde arabe et climat d’insécurité qui souffle depuis sur toute la région. Nous nous dirigeons ainsi vers le Camp Habiba, l’un des seuls établissements hôteliers encore fonctionnels de Nuweiba et quartiers généraux d’une initiative communautaire peu banale. Nous y coulons quelques jours pour nous familiariser avec les diverses facettes de ce projet, prendre le pouls du Sinaï et nous acclimater à la chaleur qui marquera de son fer l’été qui s’amorce. Habiba vise le développement de la communauté locale, composée essentiellement de Bédouins sédentarisés, par l’agriculture biologique. À moins d’une couple de kilomètres du regroupement de bungalows en bord de mer Rouge, s’étend la ferme avec son petit centre d’apprentissage pour les enfants. On se dit aussi hôte de l’organisation Warmshowers.org, service d’hébergement gratuit pour cyclistes au long cours, mais ici il importe de clarifier les détails, termes et modalités de son séjour dès l’arrivée, histoire d’éviter fâcheux malentendus et mauvaises surprises au départ! Encore une fois: « Welcome to Egypt! »
Notre passage de la péninsule du Sinaï à la vallée du Nil aura demeuré une énigme pour nous jusqu’à notre arrivée ici. Maintenant que nous savons que les Bédouins ne bougent plus dans ce recoin d’Arabie depuis des décennies et que toutes les routes au nord de la ligne reliant Suez à Taba nous sont interdites pour des raisons de sécurité—c’est dans cette partie de la péninsule, le gouvernorat du Nord Sinaï, que le gouvernement mène une campagne contre des groupes d’insurgés, des Bédouins qui s’adonneraient à la contrebande d’armes, drogues et humains et, surtout, des djihadistes portant allégeance à l’EI ainsi qu’au président sortant, Mohamed Morsi, emprisonné et condamné à mort par le régime actuel dans un procès controversé—, restait à déterminer si nous allions joindre le Nil au Caire en coupant dans les montagnes par la route de Sainte-Catherine puis franchir le Canal de Suez ou nous embarquer sur le nouveau catamaran qui ferait la navette entre les stations balnéaires de Charm el-Cheikh, à l’extrémité méridionale de la péninsule, et Hurghada, sur la côte de la mer Rouge. En approfondissant nos recherches et interrogeant la police à Nuweiba, nous apprenons qu’il y a des postes de contrôle à plusieurs endroits stratégiques sur la route et qu’on ne nous laisserait pas poursuivre au-delà du village de Sainte-Catherine, redescendre vers la côte ouest de la péninsule en passant par la vallée de Wadi Feiran car des membres de la tribu de Bédouins résidente a enlevé des touristes étrangers à quelques reprises en 2012. Dommage! L’idée d’évoluer parmi les plus hautes montagnes du Sinaï et visiter le monastère antique de Sainte-Catherine nous plaisait particulièrement! Cap vers le sud, Charm et Hurghada! Nous planifions gagner ainsi le Nil à Quena, juste au sud de Luxor, d’où nous devrions effectuer un aller-retour jusqu’au Caire sans les vélos, ne serait-ce que pour voir de nos propres yeux les fameuses pyramides de Gizeh…
Pas encore astreints à une routine du désert, nous quittons le Camp Habiba et Nuweiba peu après les 11h00 pour rouler durant les heures les plus chaudes de la journée…plus de 35 degrés! Pour mettre encore plus à l’épreuve nos thermostats, la route passe un col à plus de 800 mètres au-dessus du golfe d’Aqaba! Malgré ces moments suffocants, il est vivifiant de retrouver la Route et ses voies! De l’autre côté du col—un plateau, en fait—, nous passons un premier poste de contrôle à l’intersection de la route vers Sainte-Catherine. On nous salue puis encourage à poursuivre…vers le sud! La lumière est magnifique puis dénichons un spot à l’abri des regards où nous montons le camp, “popotons” et…nous déshabillons!
Debout dès l’aube cette fois, nous profitons des heures les plus fraîches pour parcourir les quelques dizaines de kilomètres qui nous séparaient encore de Dahab, spot de plongée de renommée mondiale et repaire prisé par nombre de voyageurs aux moyens modestes. Nous décidons d’y passer quelques jours pour tenter d’encore mieux planifier nos prochains déplacements en Égypte et au Soudan. En envoyant une proposition de partenariat à l’armateur qui opère le nouveau service de navette maritime entre Charm el-Cheikh et Hurghada, La Pespes, nous apprenons que la première traversée ne sera pas inaugurée avant au moins un autre mois…voilà une variable à valeur fixée dans cette équation à résoudre!
Durant ce séjour à Dahab, nous rencontrons d’autres voyageurs à vélo. Il y a Isa et Youri, attachant couple d’Hollandais qui roulent leur petit bonhomme de chemin depuis 2011, et Anselm, jeune et intrépide baroudeur allemand. Arrivant du fin fond de l’Afrique, celui-ci a fait une entrée en scène plutôt spectaculaire en nous rejoignant sur une terrasse après avoir sprinté depuis Charm el-Cheikh, un sauve-qui-peut lancé dès que le bus dans lequel il avait été embarqué de force a entré en gare! Il a raconté avoir été arrêté et détenu pendant plusieurs heures par les policiers surveillant l’accès au tunnel du Canal de Suez : « Je consultais des cartes sur mon téléphone intelligent quand des officiers en uniforme et armés se sont rués sur moi. Ils croyaient que je prenais des photos. J’ai eu beau leur dire que je ne faisais que naviguer sur mon appareil, ils m’ont quand même arrêté et emmené dans leur station! Bien qu’ils n’aient rien trouvé, c’est quand je leur ai dit que j’avais un vol en partance de Charm, en leur montrant un billet électronique que j’ai eu le temps de monter de toute pièce sur mon téléphone—5 heures, il y a le temps de penser!—, qu’ils m’ont finalement relâché en s’excusant et me faisant promettre de ne rien dire à personne! Il était 1 heure du matin! » relate avec double dose d’adrénaline Anselm. Comme Isa et Youri sont en pause à Dahab depuis avril—autre cas de « stagner un peu pour mieux avancer! »—, ils sont hôtes sur Warmshowers. Anselm avait utitlisé son droit à un appel téléphonique supervisé durant sa détention pour les contacter. S’ensuivit un souper animé dans la maison que louent les Hollandais, un banquet truffé de récits d’aventures « pédalées » aux quatre coins de la planète…
Toujours pas fixés sur notre sort, nous reprenons la route. Le trajet d’une centaine de bornes vers le bout du Sinaï et Charm el-Cheikh passe par le désert et un p’tit col qui atteint quelque 600 mètres. À mi-chemin dans la montée, nous faisons une pause chez les ambulanciers cantonnés dans le désert. On nous offre le thé, de l’eau et…de l’ombre! Le duo chauffeur-infirmier nous expliquent comment fonctionne le système national d’assistance médicale sur les routes égyptiennes et nous découvrons que ces sympathiques altruistes seront de fidèles alliés : à intervalles réguliers dans le désert, des stations semblables se relaient pour couvrir l’ensemble du réseau routier. Les récits d’autres voyageurs à vélo vantent une hospitalité chaleureuse et authentique…comme des bomberos latinos!
Nous passons le col et poursuivons sur l’autoroute esseulée. Sortons de la route pour ériger nos quartiers dans un petit coin tranquille le long des collines bordant un oued. La piste que nous avons empruntée jusqu’ici slalomait parmi plusieurs dépouilles de chameaux…étrange! Le soleil bascule derrière les montagnes et les étoiles font leur apparition…ah, le ciel du désert, le jour comme la nuit! Nous besognons autour du réchaud, nos Petzl allumées, et apercevons de drôles de petites lumières bleues qui courent par paires tout autour, plus bas dans le oued et là-haut sur les parois rocheuses derrière notre campement. Nous entendons de drôle d’aboiements aussi. De quelles bêtes s’agit-il? Nous comptons au moins une quinzaine de paires d’yeux lumineux qui se meuvent avec une agilité qui commence à nous inquiéter. Pendant que Janick parcourt les sections sur l’environnement, faune et flore des guides de voyage que contient notre iPod Touch, je tente de les identifier aussi en m’approchant d’eux, machette en main. Seraient-ils les charognards qui ont nettoyé les carcasses de chameaux que nous avons croisées? Mais il n’y a pas d’hyènes ni chacals dans le Sinaï…du moins je le souhaite. « Des damans! » s’écrie Janick. « Des mammifères de la taille d’un gros lapin qui vivent en groupe et sont extrêmement sociaux. » Mais ces petits aboiements? Puis, soudain, j’arrive à mieux détecter la silhouette, on dirait des chats avec une queue de renard… « Des renards! » je postule à mon tour. Il n’y a plus de doute, ce sont des renards qui débutent leur quart de nuit…rien à craindre! En faisant des recherches, nous avons appris que nos rôdeurs étaient des renards de Blanford (Vulpes cana) qu’on appelle aussi renards afghans.
Les renards se sont bien comportés et nous avons passé une bonne nuit dans le désert. Filons vers Charm el-Cheikh où nous passons le reste de la journée à évaluer nos options. Nous décidons de nous embarquer sur un bus de nuit pour aller au Caire. Reprendre de là et remonter le Nil jusqu’au Soudan ou prendre un autre bus pour Hurghada et faire comme si le service de navette était fonctionnel?
Outre nous familiariser avec cette mégalopole de plus de 20 millions d’humains, nous en profitons pour prolonger nos visas—à force de stagner…—à l’orwellien édifice Mogamma, l’un des vestiges du socialisme de Nasser. Comme je me suis cassé une dent en quittant la Jordanie, je dois consulter un dentiste pour un diagnostic et plan de traitement. On favorise l’implant mais je sens mal la convalescence en accéléré qui s’ensuivrait dans cet univers poussiéreux et cacophonique. D’ailleurs, comme nos recherches indiquent que les chances de se faire imposer une escorte pour remonter le Nil sont très fortes, nous choisissons de « simuler » cette traversée en bateau depuis le bout du Sinaï et nous embarquer sur un autre bus vers Hurghada, y faire du tourisme dentaire puis recommencer à avancer…