En remontant la Tisza sur une soixantaine de kilomètres puis la franchissant sur le pont reliant Solotvyno et Sighethu Marmaƫiei, nous avons passé de l’Ukraine à la Roumanie. Comme plus de la moitié de la chaîne des Carpates se dresse dans ce pays fascinant, la table était mise pour notre deuxième escapade carpatique, autre délice vélocipédique sitôt suivi d’un intermède musical, espèce de « trou roumain » au milieu d’un festin exquis et exotique aux multiples services! Et nous avons même eu droit à un avant-goût en Ukraine, quand des hommes d’affaires roumains établis à Hrushovo, à une quinzaine de bornes de la frontière, nous ont invités pour un café puis insisté pour boire un coup d’alcool maison, qui était en fait la fameuse palinka, eau de vie à base de prunes qu’on fabrique et affectionne dans la campagne roumaine…3 rasades plutôt qu’une, comme les bises ici!
Nous parvenons à nous extirper de l’amusante emprise de nos hôtes, qui avaient déjà sorti les champignons marinés, oignons, saucissons, pains et noix fraîchement cueillies—prêts à veiller tard!—, pour rouler quelques kilomètres avant la tombée du jour jusqu’à une station-service des plus polyvalentes avec auberge, bar, lave-auto et dépanneur : pit-stop ukrainien ultime! Le lendemain matin, par un beau dimanche, nous traversons la frontière, franchissons la Tisza. Pendant que les officières ukrainiennes manipulent avec candeur et désinvolture nos passeports, une sirène d’alarme se met à hurler et s’ensuit une scène imprégnée de confusion et dérision. Des jeunes hommes en uniformes de camouflage courent comme des poules sans tête, nos officières qui leur lancent des indices en rigolant, nos documents toujours en leur possession. Elles leur indiquent quel véhicule aller chercher mais voilà que les soldats n’arrivent pas à le faire démarrer…puis la vieille Niva, VUS russe, toussote, se met en marche et la manœuvre loufoque se poursuit et conclut! On dirait qu’on n’a pas besoin des troupes d’élite de ce côté du pays! La comédie terminée, on nous libère et remet à la route bien divertis…
Accueil chaleureux—et plus sérieux…—des officiels de l’autre côté de la rivière et barrière, l’agent d’immigration y allant même de ses propres recommandations : « Il faut aller souper à ce restaurant, on y sert les spécialités roumaines avec costumes et danses traditionnels! ». Nous le remercions puis avançons dans ce que nous croyions être une bourgade. De pâté de maisons en pâté de maisons, nous découvrons qu’il s’agit plutôt d’une ville provinciale d’importance, que Sighetu Marmaƫiei est l’un des pôles de Maramureş, région géographique, historique et culturelle du nord de la Roumanie qui s’étend en Ukraine jusqu’à Khust, là où nous avons amorcé notre remontée de la Tisza. Nous arpentons ses grandes avenues, passons l’après-midi sur une terrasse et décrétons la pause « arrivée dans un nouveau pays »! Suivant la bière d’usage, nous négocions un droit de camping dans le jardin d’une auberge de jeunesse en vogue où fraternisons avec quelques voyageurs…faisait un bail! Quelques-uns s’en vont vivre l’expérience du restaurant traditionnel dont nous parlait l’agent d’immigration et tous profitent de leur séjour ici pour aller visiter le fameux « cimetière joyeux », moins de 20 kilomètres à l’ouest de « Sighet », au village de Săpânƫa…nous aussi! Initiative et œuvre de l’artiste local Stan Ioan Pătraş portant un regard jovial sur la mort, cette nécropole inusitée devenue musée in vivo est composée de stèles de bois sculptées et peintes représentant traits marquants du défunt ou même les circonstances de son décès, parfois tragiques, le tout accompagné d’un poème humoristique. Il y en a de toutes les couleurs, littéralement, comme l’histoire du gars happé par un train du métro de Paris, celles de toutes ces victimes de l’alcoolisme ou encore accidents en forêt et, bien sûr, celle du cycliste écrasé!
Déterminés à jouir des Carpates au maximum, nous quittons « Sighet » pour filer vers l’est et la vallée de l’Iza que nous remontons jusqu’au village de Săcel. Réputée pour ses églises et monastères en bois, édifices religieux érigés selon une architecture typique et spectaculaire, ainsi que son paisible train de vie immémorial, cette vaste auge carpatique nous rassasie. En plus d’y pédaler pendant qu’on y « faisait les foins » pour la dernière fois de l’année, corvée et rituel sacro-saints avec toutes ces bêtes à nourrir durant l’hiver qui s’amène—le foin, c’est la vie ici : carburant, beurre et argent…littéralement!—, c’était jour de marché du bétail à « Sighet », événement mensuel couru, et plusieurs en reviennent à bord de charrettes mues par chevaux. Nous enfilons ainsi une autre succession de villages pittoresques et bucoliques avec leurs maisons de bois aux portails ornés, prés fauchés à la main hérissés de meules de paille et le divertissant va-et-vient de quadrupèdes et volailles.
À Săcel, après avoir bénéficié des largesses d’écolières surexcitées et attentionnées—on nous fait des cadeaux dont bouquets de fleurs, photos autographiées, croissants enveloppés et berlingots de lait identifiés au programme national de nutrition dans les écoles!—, nous mettons le cap vers la vallée de la Viseu via un petit col (900 mètres) et le village de Moisei. De part et d’autre du sommet, devant de nombreuses demeures des étalages de fortune supportent de grosses bouteilles de palinka à vendre. Sommes ainsi témoins de plusieurs transactions en bord de route à mouliner sur le petit plateau. En pleine descente, intrigués par un alambic sur feu de bois qui enfume le fossé profond et la route, nous stoppons puis sommes invités par Maria et Ileana à goûter leur concoction de prunes distillées…donc siroter trois verres! La palinka déliant langues et membres, s’ensuit notre premier véritable échange en roumain à balbutier, gesticuler et mimer…
Dans le fond de la vallée encaissée gardée par les monts Rodnei et le pic Pietrosul (2303 mètres), nous remontons le cours de la Viseu sur la route 18 et nous hissons vers le col Prislop (1416 mètres) qui sépare les régions de Maramureş et Moldavie—à ne pas confondre avec la république du même nom, l’ex-soviétique. À l‘hôtel Victoria, quelques kilomètres en amont de la petite ville de Borsa, où nous avons été autorisés à camper gratuitement, nous faisons la rencontre de Theo, un Canadien d’origine roumaine en vacances dans la mère patrie. Visiblement impressionné par notre façon de voyager, il nous aborde et présente sa lecture de l’histoire récente de la Roumanie, tumultueuse comme toujours, de la fin du communisme en Europe et de la situation des Roms ici. Il nous sert également un avertissement avant de nous quitter : « De l’autre côté du col, vous attend le pire segment du réseau routier pavé roumain. Attention! Des nids de poule géants et accotements mangés par le ruissellement…c’est l’horreur en voiture! » Allons voir…
En basculant du côté moldave du col et bassin versant de la rivière Bistrita, nous intégrons une contrée plus sauvage aux montagnes vertigineuses flanquées de denses forêts de conifères. Avec l’état de la route à la descente, conforme à la description qu’en a faite Theo, nous avons l’impression d’avoir retourné dans les Carpates ukrainiennes…sauf que là, cette route ne serait pas la plus détériorée du pays mais plutôt considérée « normale ». Voilà peut-être l’une des différences entre ne pas être ou être un état-membre de l’Union Européenne, ce à quoi aspire ces temps-ci l’Ukraine, justement. De retour dans la vallée de la Bistrita, cette Roumanie des Carpates orientales ne cesse de nous émerveiller et épater. Toujours sur la sympathique 18, nous pédalons avec la rivière qui brille sous le soleil et infiltrons le temps de magiques instants ses hameaux de bûcherons et bergers. Nous nous la coulons douce ainsi jusqu’à l’intersection avec la 17, au débit plus soutenu, qui nous conduit à la charmante Vatra Dornei, avec ses eaux thermales, sa station de ski et ses vieux hôtels. Est venu le temps de rédiger un autre article et nous installons quelques jours dans une immense chambre aux moquettes bleues et motifs aquatiques—des dauphins font des cabrioles sur le sofa qui entoure deux murs de la pièce…—, dans une auberge familiale à l’orée de Vatra Dornei et entourée d’une ferme, Casa Bogadi. Y débarquant à l’heure du dîner, nous avons été accueillis avec un repas champêtre, un verre de tuica, liqueur à base de prunes cette fois, et du vin de bleuets aussi fait maison, le restant des noces du fils cadet de la maison. Elena, l’adorable et attachante proprio, nous remet une brique enveloppée de cellophane au départ : « Merci! Qu’est-ce que c’est? » « Du chocolat que j’ai fait! » largue-t-elle tout simplement…du carburant explosif!
Nous repérons un autre de ces p’tits traits prometteurs sur notre carte 1:750 000 puis nous lançons hors de la Casa Bogadi vers Saru Dornei, Panaci et le col Pătinis (1355 mètres). Le tracé du cartographe livre la marchandise encore une fois! Nous évoluons d’abord dans une large vallée aux villages agricoles avec vue sur les monts Caliman. La montée s’effectue sur une route communale asphaltée et la descente, relevée à souhait, sur une piste rocailleuse et bourbeuse. Outre un monastère en rénovation au sommet et un petit village dans les alpages, nous ne croisons qu’un bled tapi au fond d’une gorge qu’engouffre une épaisse forêt, Dărmoxa. Nous campons sur une terrasse herbeuse aux abords d’une source d’eau minérale sulfureuse aux soi-disant vertus thérapeutiques. Durant le brouillard matinal, nous sommes visités par un troupeau de vaches inquisitrices. Nous en profitons pour offrir le thé à leur cow-boy qui accepte volontiers quoique pas trop bavard notre convive!
Nous sortons du bois et renouons avec l’asphalte et la rivière Bistrita au village de Brosteni, sur la route 17B. S’étirant au fond d’une vallée bien encaissée et dépourvue de trafic, c’est un autre joyau vélocipédique carpatique! Gagnons ainsi la tête du lac Izorul Montelui, résultant d’un imposant barrage sur la rivière Bistrita. Avec les monts Cealhău en arrière-plan, forteresses naturelles, il compose un tableau saisissant. Nous nous tapons les chouettes montagnes russes qui s’agrippent au littoral escarpé, un segment de la route 15, jusqu’au barrage hydroélectrique puis dévalons la série de lacets jusqu’à Bicaz. Ici, en demeurant au cœur des Carpates orientales, on manœuvrerait vers l’ouest sur la route 12C et entreprendrait la montée vers le col Bicaz (1256 mètres) via la fameuse gorge éponyme, l’un des segments considérés les plus panoramiques de Roumanie. Mais nous mettons plutôt le cap vers l’est et la plaine, ce qui termine ainsi cette deuxième escapade carpatique, le temps d’un intermède musical, puis reviendrons à Bicaz et ces chères Carpates.
Nous poursuivons donc notre descente de la rivière Bistrita sur la 15 jusqu’à la grande ville de Piatra Neamt puis coupons à travers landes plantées de maïs jusqu’à la ville de Roman. Un peu secoués par la chaleur et la pollution, nous partons effectuer une boucle dans l’arrière-pays moldave qui passe par le village de Zece Prăjini, repère de familles de musiciens roms spécialisés dans les ensembles de cuivre. C’est ici qu’ont fait leurs premières répétitions les membres du célèbre groupe Fanfare Ciocărla. Fierté de ce village 100% rom, la troupe s’est produite sur les plus grandes scènes d’une soixantaine de pays et se trouvait au Japon quand nous sommes débarqués à « Zece », au terme d’un circuit rocambolesque dans ces collines dominant la plaine. En passant devant le magazin mixt bar/cafe du village, l’équivalent roumain des minimarket kafé/bar ukrainiens, nous demandons à ses clients s’il n’y avait pas une pensiunea, auberge ou gîte, dans les parages et l’un d’eux nous invite tout de suite en français : « Oui, à la maison. Venez avec moi! » Nous suivons donc Dragos, jeune saxophoniste qui revenait tout juste de Bordeaux où il vit présentement et tente de percer avec son groupe, faire carrière dans la musique.
À la maison, il nous présente—ainsi que la situation—à ses parents et on nous accueille chaleureusement avec soupe, fromage, pain et vin faits maison. Cyprian, le père, aussi saxophoniste—l’oreille, le souffle et les doigtés se transmettent de père en fils ici—, nous raconte en français comment la musique est omniprésente à « Zece », que les ensembles se forment selon les disponibilités de tous et chacun pour jouer à des mariages ailleurs en Roumanie, spontanément ici pour improviser des concerts dans la cour arrière de la maison où « ça se passe » cette journée ou ce soir-là. Il nous parle aussi de ses propres expériences et tentatives en France. Dragos écoute attentivement puis quand son père termine avec un fatidique « Ainsi va la vie! », il nous interroge quant aux possibilités de gagner son pain en tant que musicien au Canada, répète tout haut son ambition d’enregistrer sur disque ses compositions et rêve de créer un festival de musique, ici, à « Zece ».
Au réveil, le frère de Gina, aussi un musicien, vient aux nouvelles et prendre le café, tout comme le frère cadet de Cyprian. Celui-ci, guère plus vieux que Dragos, est saxophoniste également. Il avait travaillé pendant 6 mois au sein d’une formation qui divertissait tous les soirs les clients d’un resto-bar en Espagne. Comme quoi, même sédentaires, les musiciens roms de Zece Prăjini ont la bougeotte! Pendant que nous préparons nos Trolls, on discute des répétitions pour un mariage qui aura lieu ce weekend dans une station de montagne luxueuse nichée au-dessus de Brasov, en Transylvanie. Selon notre plan, nous raterons leur prestation par une couple de jours! Dragos sort son instrument et entonne un p’tit solo pour sonner notre départ et nous souhaiter bonne route…voeux que nous lui retournons : « Drum bun! »