La chaîne des Carpates décrit un arc formidable de plus de 1500 kilomètres, forme le prolongement oriental des Alpes et abrite toute une mosaïque de peuples. Nous avions bien l’intention d’en parcourir plusieurs secteurs, d’autant plus qu’un nombre considérable de clans roms, des endaja, représentants du prochain groupe figurant sur la liste de nos suspects nomades, se sont établis au fond de vallées et sur des plateaux de ces montagnes, mais nous n’envisagions pas y pédaler en Ukraine…et quelle agréable surprise! Récit de notre première escapade dans les Carpates, de leurs contreforts, en Galicie, jusqu’ici, à Khust, au cœur de la Ruthénie transcarpatique.
Profitant de notre séjour à Lviv, grande cité médiévale qui a su s’émanciper de son épisode communiste et tâche présentement de se réapproprier toute la gloire et splendeur qui revient à une capitale de royaumes immémoriaux—fondée au 13ième siècle par Daniel 1er de Galicie, elle s’est successivement appelée Lwów, Lemberg puis Lwów à nouveau pour finalement revenir à Lviv (Léopol en français…) selon les préférences et langues des états qui l’ont gouvernée—, nous absorbons de sa vitalité, la parasitons un brin. Au centre de la vieille ville, ses rues en pavés encombrées de terrasses et embaumées d’effluves d’arabica torréfié—on dit que le premier lieu public pour déguster un café en Europe a été ouvert ici, à la fin du 17ième siècle…n’en déplaise à Vienne!—, nous prenons notre place parmi les étudiants, touristes et hippies animant ses brasseries et cafés. Notre imagination ne manquant pas de carburant, nous concevons notre plan vers la Roumanie. Il ne reste qu’à nous approvisionner, en denrées et café, et nous lançons sur la route de Stryj, la M06. C’est l’une des grandes artères du réseau routier de l’ouest de l’Ukraine et l’asphalte est uniforme, l’accotement praticable. Un système dépressionnaire traverse la région et notre caravane avance sous une douche soutenue. Nous nous réfugions entre les ondées à répétition dans les stations-services dernier cri qui se relaient à intervalles réguliers en bord de route, impeccables avec tous les soins que leur prodiguent des employés en uniformes. À Mykolajiv, entre deux autres averses, nous sortons de la route et louons une chambre dans un immense manoir au fond d’un parc boisé en marge de la petite bourgade. Deux D.J. se pointent et s’installent dans la grande salle déserte où sont garés et verrouillés nos Trolls, sèchent nos bagages : la discothèque de Mykolajiv! On vient nous chercher pour remiser notre barda dans un autre espace. C’est samedi soir et même s’ils n’ont pas de clients, les jeunes mélomanes se rincent les oreilles et, du coup, nous initient à la pop et techno slaves jusqu’aux petites heures du matin…
Coupons à travers la campagne dans la vallée du Dniestr et filons ainsi sur du bitume déchiqueté et miné. S’y propulser à vélo requiert de la concentration et dextérité, alignant les roues pour se faufiler entre les cratères, parfois y descendre et en ressortir, ce qui nous divertit et rehausse l’expérience de pilotage, mais en voiture, ça semble bien tenir de la torture! Peu de trafic, donc…bonus! Et les villages colorés et fleuris qu’on y traverse, respirant la simplicité et sérénité, nous stimulent et plongent dans une rêverie qui nous transporte…nous transplante plutôt, ici!
Nous délaissons le Dniestr, qui continue son chemin vers le sud-est et la mer Noire, puis commençons à gravir et descendre, une par une, les premières ramifications des Carpates jusqu’à Kalush, centre industriel d’envergure. La surface des rues et avenues refaites, tout comme les façades d’immeubles à appartements datant de l’époque soviétique dont les étages inférieurs sont égayés de commerces aux néons et devantures flamboyants, nous franchissons la ville en une batterie de coups de pédale utopiques! S’il s’agissait d’un rêve post-communiste qui se prolongeait au-delà de la balade dans la campagne galicienne, le segment d’une trentaine de kilomètres entre Kalush et Ivano-Frankivsk sur l’infâme H10, truffé de nids de poule, dépourvu d’accotement et fort achalandé, ligne droite oscillant avec une amplitude en crescendo parmi les vallons et collines du piémont carpatique, le transforme en cauchemar ou en sonne le réveil…
« Est-ce que je peux vous aider? » demande en anglais un résidant d’Ivano-Frankvisk à vélo tandis que nous nous grattons le casque, plantés à une intersection de cette autre grande cité historique de Galicie. Nous lui expliquons que nous cherchons le Pilgrim Hostel, où nous avons été invités à établir nos quartiers—nous avions déjà oublié les repères de l’itinéraire Google que nous venions juste de consulter sur une terrasse encerclant la fameuse Ratusha, icône art déco au centre de la ville fondée en 1606 et baptisée Stanislawów! Dans l’obscurité et la pluie, avec urgence, il nous ordonne de le suivre. Il réussit à nous étourdir en se faufilant à vive allure dans le dédale urbain, nous indiquant au passage l’emplacement des nids de poule remplis d’eau, brillant sous les phares des autos et lueurs des réverbères, mais nous conduit à destination : un portail s’ouvrant sur une enclave du campus de l’Université nationale technique du pétrole et du gaz, la cour intérieure du Pilgrim Hostel. « Est-ce que je peux soupeser vos vélos? I love bicycles! Aaaaaaaaaargh! Vraiment désolé d’avoir roulé si vite! » s’excuse le Samaritain…
Seuls dans notre grand dortoir à 4 lits, nous besognons: correspondance, rédaction, planification. Y recevons aussi la visite de Viktor Zagreba, instigateur du projet Bikeland, initiative visant la promotion du cyclisme et développement d’un réseau de pistes cyclables et sentiers dans les Carpates ukrainiennes, surtout autour de Yaremche, centre touristique le plus fréquenté de la région. Nous discutons de notre plan, notre route vers la Roumanie, ses propres excursions dans ce pays et, sujet qui brûle les lèvres: le conflit armé opposant les forces gouvernementales ukrainiennes et rebelles pro-Russes pour le contrôle du Donbass, locomotive économique et moteur industriel. C’est ainsi que nous apprenons que la Galicie, et en particulier Ivano-Frankvisk, dans la région la plus éloignée et « épargnée » du conflit—…comme partout en Ukraine, on envoie plusieurs combattants au front et contribue aux levées de fonds essentielles étant donné le délabrement dans lequel se trouvaient les équipements militaires—, on accueille plusieurs réfugiés, des familles entières qui ont dû évacuer la zone de combats tout comme des étudiants étrangers inscrits à Donetsk ou Lugansk, en provenance de nombreux pays d’Afrique, Inde et Sri Lanka. Nous trouvions justement qu’Ivano était étrangement cosmopolite…
Les nouvelles du front sont loin d’être réjouissantes et continuent d’occuper les ondes ici ce qui attise la solidarité et sentiment d’appartenance des Ukrainiens : le bleu et le jaune ainsi que panneaux aux slogans nationalistes sont omniprésents en bord de route. Viktor nous apprend aussi que nous nous tenons juste au-dessus d’un immense entrepôt à gaz naturel, espèce de station intermédiaire sur le réseau de gazoducs reliant la Russie à l’Europe dont l’Ukraine était le pont et…qui ne voit pas beaucoup de mètres cubes filer ces temps-ci! Quant à notre itinéraire dans les montagnes, les petits traits sur notre carte que nous montrons à Viktor semblent se trouver hors de son champ d’expertise et l’incitent à composer le numéro de son pote de Kiev, spécialiste du volet « montagnes » du projet : « Ouais, ça passe! J’y suis allé il y a quelques années et nous avons dû pousser pas mal: rivière coulant sur la route, caillasse…ouais! » Ouais, reste encore quelques vérifications à effectuer!
Sortons de la ville au sud par une route secondaire qui nous conduit à Nadvirna, à l’intersection avec la H09 qui rejoint la vallée de la rivière Prout. Nous remontons le cours d’eau jusqu’au col Yablunitsa (931 mètres) via le village touristique de Yaremche et les moins exploités Mykulychyn et Tatariv. Chemin faisant, croisons l’entrée de la station de ski Bukovel, plus importante d’Ukraine. Paraît-il que nous évoluons dans le parc national des Carpates. Nous avons de moins en moins de compagnie sur la route à mesure que nous gagnons de l’altitude. Par-delà la forêt de conifères altiers, au village de Yablunitsa, les sommets et les coteaux sont verts de gazon et parcourus de clôtures de bois et modestes tire-fesses. En la saison, vaches et moutons dominent les pentes en champions!
En fait, nous y roulons hors saison et la moitié des kiosques de vendeurs de souvenirs, gugusses ayant en commun un lien ténu avec les Houtsoules, peuple montagnard habitant ce secteur des Carpates depuis au moins le 15ième siècle, sont fermés. Nous basculons du côté de la Tisza, l’une des plus grandes rivières d’Europe centrale et affluent du Danube. C’est ainsi que tout change et devient encore plus chouette! Suivant une bonne descente sur une route désertée, faisons escale au village de Lazeshshyna, au creux d’un grand cirque qui ramasse plusieurs cours d’eau formant la Tisza. Le plus haut sommet de l’Ukraine, le mont Hoverla (2061 mètres), domine la scène. On sort des champs en voiture à chevaux, se sépare les récoltes du jour puis boit un coup au mini-market/kafé du village. On retrouve ces établissements conviviaux où on achète et peut consommer sur place dans tout bon village ou quartier ukrainien et nous en faisons bon usage, les fréquentons quotidiennement : sandwich au fromage et saucisson avec bière pression, café ou crème glacée…bien attablés dans un petit pavillon jouxtant le commerce, par exemple!
Poursuivons notre descente jusqu’à Yasinja où nous élisons domicile pour la nuit à l’hôtel Edelweiss, un immense chalet en bois rond construit en 1939 qui attirait l’élite de l’époque et s’appelait « hôtel Budapest »…à ne pas confondre avec la Grand Budapest Hotel! C’est d’ici que commence le premier petit trait sur la carte que nous avons soumis à Viktor. Continuons notre enquête à Yasinja, interrogeons des personnes ou plutôt on nous approche pour se faire interroger. Tout indique qu’il s’agit d’une vieille route rocailleuse qui remonte le cours du Chorna Tysa (Tisza noire) et passe par le col Okole (1193 mètres) pour redescendre du côté d’Ust Chorna et de la Teresva…et « ouais, ça devrait passer à vélo! » À force de répéter cette information, mantra leitmotiv, nous nous lançons sur le ruban d’asphalte perforé puis garnotte tonitruante, pour remonter la Tisza noire et franchir le village d’Ust Chorna. La pluie s’amène et les cavités se remplissent d’une vase onctueuse. La route, qui possède désormais une base digne d’une voie romaine, toutes ces pierres assemblées en pleine forêt, grimpe progressivement. Devons démonter et pousser dans quelques courbes saccagées par le ruissellement mais pédalons, principalement. Nous doutons régulièrement si ces vestiges de chemin, antique ou soviétique, nous conduiront au col puis de l’autre côté vers la « bonne » vallée mais il y a peu de personnes pour nous informer…ah oui, des bûcherons déjà pompettes en ce vendredi après-midi qui nous rassurent puis rigolent! Parvenons au col, marqué par une clairière jonchée d’ordures et une grosse cabane désaffectée. Il pleut encore un peu et c’est presque lugubre avec le brouillard qui s’éparpille sur ce perchoir…pas de climax au col Okole!
Réveil sous le soleil. La piste herbeuse devant nous ressemble à un marécage…mais la gravité est de notre côté, raisonnons-nous! Commence une longue journée! À peine quelques centaines de mètres glissés que nous devons pousser nos vélos vers une autre arête en se hissant dans un bourbier vertical! C’est tellement abrupt et collant qu’il faut s’y mettre à deux pour le plus gros des deux Trolls, duo unissant ses efforts en un « bikepacking » de sumos! Parvenus au sommet de ce p’tit col, la descente est encore plus abrupte et consiste en traces de pneus de quelconques véhicules motorisés qui se sont enlisés en montant ou descendant. Certaines cannelures font plus d’un mètre de profondeur…drôle de rodéo d’y dégringoler avec nos vélos!
« Un chemin forestier! » s’exclame Janick. Quel soulagement! Tâchons de deviner de quel côté coule la rivière dans le ravin une centaine de mètres plus bas puis espérons descendre dans la bonne direction. La route remonte pour ensuite redescendre et remonter. Un chien blanc, étrangement immaculé, apparaît sur le chemin forestier puis repart rejoindre ses maîtres assis dans la forêt : « Vous voulez manger? Le dîner est prêt! » nous invite Père Pieter, un jeune moine orthodoxe plutôt excentrique. « Volontiers! » Nous suivons Pieter et son acolyte jusqu’au camp forestier estival de leur monastère, lieu de prière et cueillette de fruits et champignons. Pendant qu’on nous restaure et rassure quant à notre position géographique, nous éprouvons beaucoup de plaisir à échanger avec ces hommes en robes noires de la forêt. Pieter, originaire d’Hongrie, aime bien mentionner qu’il prisait divers groupes rock, punk, des films violents aussi, avant d’entrer dans les ordres, il y a 3 ans. On nous offre un gros bocal de champignons marinés puis remet à la route. Pédalons quelques bornes jusqu’au premier accès à la rivière où nous passons quelques heures à laver les vélos et sécher la Hubba Hubba…
Passons par Lupohiv, le village où se trouve le monastère principal, et, au sortir de la vallée, bifurquons vers le nord et le village de Komsomols’k. La route de garnotte incrustée de pierres de toutes tailles est bordée de maisons aux pastels variés, animaux affairés et paysans sympathiques qui grattent, ramassent ou placotent : nous traversons à 12 km/h le quotidien d’un village de 20 kilomètres de long…et pas n’importe quel jour, dimanche! Processions de dévots en route vers ou hors des nombreuses églises de confessions orthodoxe, catholique ou évangélique flottent sur la poussière. Nous les quittons pour une autre session de « bikepacking » de sumos en mettant le cap vers Kolochava via le col Prislyp (925 mètres). C’est la section dont parlait l’ami de Viktor joint au téléphone…il aurait pu préciser que la montée de 4 kilomètres était lessivée par un ruisseau et que la finale consistait en un segment de quelques centaines de mètres sur une pente de plus de 25%!
Suivant une autre équipée en règle, touchons le bitume à Kolochava puis remontons la vallée sur une trentaine de kilomètres vers Synevyr, l’impression encore de traverser un village idyllique sans fin! Des vaches, des poules, des funérailles, un convoi de bois, une moto, des écoliers, récolte des haricots, potirons, maïs et…pause au mini-market/kafé! Toujours sur l’asphalte et dans un univers bucolique, nous franchissons le col Synevyr (897 mètres) puis descendons à Mizhir’ya, dans la vallée de la Rika. Bien encaissée, une gorge presque. Nous poursuivons en aval pendant des dizaines de bornes, baignant toujours dans cette atmosphère paisible qui nous porte jusqu’à Khust. Nous y retrouvons la Tisza et complétons ainsi une p’tite boucle, notre première escapade carpatique…