En franchissant au fameux Ledras Palace la « Ligne verte », frange démilitarisée qui prend l’île de Chypre et sa capitale en écharpe, poussant vers le sud, nous avons intégré le territoire de la République de Chypre, cet état membre de l’Organisation des Nations Unies, du Commonwealth et de l’Union Européenne…Chypre côté face! Au poste de contrôle, devant l’ancien hôtel de luxe de Nicosie transformé en baraques pour les Casques bleus onusiens (UNFICYP), nouvelle vocation inaugurée par le contingent canadien en 1974, l’officier en charge à qui notre cas est ultimement référé nous remet nos passeports sans estampe d’entrée, ce qui n’est pas sans nous inquiéter, puis il nous rassure : « Bien que nous considérons les points d’entrée de la partie occupée et hors de notre contrôle de l’île illégaux, nous avons convenu d’accords pratiques qui, pour ainsi dire, facilitent les modalités d’entrée et de sortie de notre pays. Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas de problème à l’aéroport, je vous le promets! D’ailleurs, voici ma carte. Vous avez le temps pour un café chypriote? Vous connaissez? C’est comme, eeeuh, un…café turc! »
Ouf! Quand nous avons opté de passer par Chypre pour enjamber la Méditerranée—notre plan A vers l’Iran puis Dubai désamorcé et passage terrestre par la Syrie ou l’Iraq inenvisageable par les temps qui courent—, nous avions coupé court à nos recherches et crié eurêka lorsque nous avons appris qu’on pouvait circuler librement de part et d’autre de la « Ligne verte » depuis 2005. Mais si nous avions approfondi notre enquête, en scrutant surtout les articles concernant les modalités et exigences d’entrée et sortie du pays divisé, un doute se serait installé qui nous aurait peut-être vu nous envoler directement de la Turquie vers la Jordanie ou même passer par la Grèce. Nous devons à l’un de ces chasseurs de petits oiseaux migrateurs du dimanche, que nous avons croisé au fin fond de la péninsule de Karpaz, dans la Chypre côté pile, de nous avoir mis la puce à l’oreille et une méchante bibitte dans la tête : « Vous êtes Canadiens, avez débarqué à Girne en ferry depuis la Turquie et comptez vous envoler depuis un aéroport au sud? Renseignez-vous bien avant d’acheter votre billet, il est arrivé qu’on refuse d’autoriser de tels passages…les voies des Grecs sont parfois étranges! » Un doute renforcé par la réponse à un courriel envoyé au consulat du Canada à Nicosie, un glacial copier-coller de l‘avertissement servi par les autorités chypriotes! « Heureux les innocents! » dit-on et tellement contents d’avoir jeter les roues sur Chypre! Mais chut!, nous sommes toujours sur l’île!
Suivant quelques heures de flânerie dans le vieux Nicosie, nous nous lançons sur les boulevards de la plus grande ville de l’île et tâchons de trouver une nouvelle jante ou roue pour remplacer pour une deuxième fois la roue arrière du Troll de Janick. En réparant une crevaison quelques jours auparavant, de l’autre côté de la « Ligne verte », nous avons découvert que la roue achetée à gros prix en Finlande avait rendu l’âme : autre implosion! Nous faisons patate chez Micromania Biker mais tapons dans le mille chez Polys Bikes: roue complète avec disque pour 50 euros!
En une séance des plus dépaysantes, nous passons la journée suivante à rédiger le 18ième billet dans le Presse-Café du Cineplex de Strovolos, en face de Polys Bikes, en banlieue de Nicosie! Si ce n’était des entretiens avec Xena, la jeune proprio, nous nous croyions à Laval, Cap-Rouge, Longueuil ou encore Beauport : « Depuis l’ouverture des points de passage le long de la « Ligne verte », mon père, maintenant décédé, faisait l’aller-retour en voiture tous les mois pour aller voir sa maison qu’il a dû abandonner comme des dizaines de milliers d’autres Chypriotes grecs au lendemain de l’invasion turque, durant les années 1974-75. Jusqu’à ce jour, les titres de propriété des Chypriotes grecs ne sont pas reconnus dans la partie nord, eux qui la peuplaient à 70%! C’est vraiment frustrant! » Le nombre de propriétaires qui seraient éligibles à récupérer leurs possessions demeure un point de litige majeur entre les deux parties, ce qui s’est reflété dans l’échec du plan Annan qui visait la réunification au sein d’un état confédéré. Lors du référendum de 2004, auquel a répondu près de 90% des inscrits, même si la population turcophone de l’île a voté en faveur du plan à 65%, les Chypriotes grecs, eux, l’ont rejeté à 75%. On attribue ce refus massif surtout au fait que seulement 30% des dépossédés des deux groupes auraient pu récupérer leurs droits et titres…
Nous quittons notre camp clandestin érigé dans une oliveraie juste derrière le complexe de divertissement et sortons du grand Nicosie en empruntant l’autoroute désertée en ce dimanche. Quelques kilomètres vers l’ouest puis bifurquons vers le massif du Troodos, le toit de Chypre, roulant et grimpant dans le sens contraire à la procession de baladeurs du dimanche qui reviennent d’aller respirer un peu d’air frais, se régaler dans une pittoresque taverna ou…jouer dans la neige! Les monts Troodos, surgis du fond de la mer, atteignent près de 2000 mètres au-dessus de la grande bleue et abritent même une station de ski, ses pistes et remontées striant les pentes sommitales du mont Olympe (1952 mètres), point le plus élevé de l’île! Ses villages atmosphériques, qui s’agrippent à des flancs vertigineux découpés en paliers par des générations de paysans, entourés de vignes et vergers, renferment des trésors de l’architecture religieuse byzantine, des églises et des monastères millénaires qui leur insufflent un air d’éternité là-haut.
Les jours de semaine, en basse-saison, le dédale de routes de montagne aux bitume et galbe impeccables qui brettellent le massif du Troodos est empreint d’une quiétude enivrante. Ah, le bonheur d’évoluer dans un décor naturel qui envoûte et rouler sur des sentiers exquis! À l’approche de chaque village, délaissons la route pour plonger sur le pavé des chemins qui descendent et remontent en vrille parmi les maisons de pierres aux toitures rouges. Sur des terrasses donnant sur des places centrales proprettes, pauses café (chypriote…) à Apliki, Palaichori, Argos et Kyperounta, autant de p’tits détours et trèves qui nous permettent de goûter au quotidien de ces havres de tranquilité, félicité et santé: « L’air est pur, c’est le meilleur traitement contre l’asthme! » nous répétait, les cordes vocales usées par la fumée, la tenancière vénérable de l’un de ces cafés…
Au carrefour de Karvounas, déjà à l’étage des 1200 mètres, nous entreprenons l’ascension vers Troodos Square, regroupement de petits hôtels, restos, kiosques et quartiers généraux du parc de la forêt nationale des Troodos perché à 1725 mètres. La route B9 y parvient en contournant un cratère béant, la mine d’amiante Amiandos, fermée définitivement depuis 1988. La zone dévastée aux paysages martiens est le théâtre d’un projet de restauration de la flore et de la faune d’envergure qui porte déjà des dividendes avec la création d’un jardin botanique. Là-haut, sous le soleil méditerranéen qui commence à bien chauffer, les bancs de neige qui bordent la B9 manquent de réalité tout comme les prévisions météo qui annoncent une tempête avec son lot de précipitations accompagnées d’une bonne chute de température. Nous faisons confiance aux pronostics de l’agence météorologique norvégienne qui nous ont bien servis jusqu’à maintenant et nous réfugions au Troodos Hotel pour 36 heures : « Vous aimeriez aussi louer des skis? » s’informe le commis à l’enregistrement…ouvrons plutôt notre bureau!
Nous ressortons les pantalons longs, revêtons nos fidèles coquilles MEC Alpine Refuge et enfilons gants pleine couverture puis quittons le Troodos Hotel sous un ciel incertain. Au point le plus élevé de la route, à plus de 1800 mètres d’altitude, frôlant la base des remontées mécaniques de la station de ski du mont Olympe, nous essuyons des averses de grêle, neige et verglas. En poursuivant plus à l’ouest et dégringolant quelques courbes de niveaux, la route enduite d’une couche de gelée gluante et glissante, le cocktail se transforme en pluie et pénétrons un brouillard, roulons dans un nuage chargé. Soudain, les silhouettes des établissements du hameau de Podromos se précisent. Transis et trempés, faisons une pause dans une taverna et joignons quelques locaux rassemblés autour de l’antre d’un foyer. Nous nous y réchauffons et séchons en sirotant 2 autres tasses de café chypriote, le temps que s’estompent les précipitations, puis reprenons la route des Troodos, dévalant jusqu’au village de Pedoulas, à la tête de la vallée Marathasta. S’écoulant vers la baie de Morphou, dans la plaine où nous avons roulé durant notre patrouille de reconnaissance du côté pile de l’île, la vallée escarpée abrite une litanie de villages immémoriaux avec leurs églises et monastères, des sites protégés par l’UNESCO. Mais nous ne descendons pas de Pedoulas et faisons plutôt nos dévotions de touristes à la chapelle de l’Archangelos Michael, debout depuis 1474, puis le plein à l’épicerie du village avant de nous lancer vers un autre haut-lieu de pèlerinage touristique et religieux de Chypre, le monastère de Kykkos. Chemin faisant, nous nous recueillons en nous tapant les dizaines de kilomètres de splendeur et sérénité qui épousent le contour des arêtes de ce massif fabuleux et oscillent doucement de part et d’autre de la courbe des 1000 mètres…l’extase!
Nous squattons, installons nos quartiers à l’étage inférieur du centre de services des touristes de Kykkos, à l’abri de la pluie sous la cafétéria sur pilotis. Au réveil, nous effectuons une brève visite du monastère, le plus somptueux de Chypre, puis poursuivons notre pèlerinage dans les montagnes vers la forêt nationale de Paphos et sa fameuse vallée des Cèdres. Cedrus brevifolia est l’une des 4 espèces de cèdres de notre biosphère—à ne pas confondre avec nos thuyas—et ne pousse que dans le massif du Troodos. Les géants de plus de 30 mètres ont du caractère et leur présence fantastique contribue à faire de ce secteur le joyau de cette forêt nationale qui est d’ailleurs hallucinante partout ailleurs avec ses pins luminescents et genévriers géants. En quelques kilomètres et ultime privilège, la pluie, la grêle et les rayons du soleil nous les ont révélés dans tous leurs états et apparats. S’ensuivit la descente vers Paphos et la côte, houleuse et pleine de rebondissements sitôt franchi le réservoir Ezousas, via les villages agricoles de Panagia, Kanaviou, Agios Demetrianos, Polemi, Stroumpi et Tsada.
Gagnant la côte à Paphos, nous défilons devant de nombreux vestiges de l’ancienne ville romaine mêlés aux hôtels, restos et boutiques de souvenirs. Plusieurs Anglais à la retraite y ont élu domicile et les Russes y viennent se faire chauffer la couenne. Nous franchissons les quais de la marina, bondés de terrasses et leurs sympathiques incitateurs/sollicitateurs—ceux-ci abandonnent vite la partie en analysant note profil et scrutant notre dégaine de plus près…—, pour atteindre le cap Paphos et son château médiéval. Trainons un peu, histoire d’observer la faune ambulante dont plusieurs spécimens arborent une peau écarlate, puis mettons le cap vers l’est : Kouklia, Pissouri, Kolossis, Limassol, Zygi et Larnaca.
Profitant d’un bon vent en poupe, ces quelques jours à rouler sur la côte passent comme une p’tite vacance, somme toute bien méritée après tous ces mois à pédaler. Pour nous aider à conclure ces premiers chapitres de l’odyssée vélocipédique en cours et une étonnante balade sur Chypre, à rouler sur ses côtés pile et face, nous avons été invités à nous installer dans une chambre de l’Hotel Opéra, établissement des plus chaleureux niché au cœur du vieux Larnaca, juste devant la place Saint-Lazare. Nos Trolls sont au repos dans des boîtes et nos sacoches enfouies dans des sacs d’achats chinois car demain matin, nous nous envolerons vers Amman, en Jordanie. Ce bond dans les airs de 65 minutes nous installera en bonne position pour pédaler vers les déserts des Bédouins, la mer Rouge et…le continent africain! Nous avons le net sentiment que plus qu’un autre chapitre, c’est une nouvelle aventure qui débute…un tout autre trip! Prêts? Y rêvant et l’anticipant depuis longtemps, nous le sommes…
Cher Pierre et Janick,
Merci de nous faire découvrir les beautés de cette île. Photos exceptionnelles. Bonne route.
Adaptation, c’ est la qualité qu’ ils vous faut pour faire ce style de voyage à vélo. Coucher ¨ middle of nowhere¨ ,rouler les fesses serrées à la brunante, faire réparer l’ ordi en parlant turc, rouler vers les sommets enneigés en gardant les yeux sur la petite ligne noire…. chapeau . Mais le plus important , tenir en haleine ceux qui suivent votre blogue avec vos magnifiques photos et vos textes dignes d’un cours de littérature et d’ histoire. En haut du mont Olympe, je pensais rouler avec vous… merci de prendre du temps à partager vos émotions et souvenirs
Merci Denis! Touché! Prendre le temps–BEAUCOUP de temps!–à partager découvertes et aventures, “nos émotions et souvenirs” s’ancre aussi au coeur de notre démarche! Lâchons pas! 😉